Après avoir expliqué pourquoi j'ai ressenti le besoin de quitter l'université, voici comment je m'y suis pris. Phase A : le déclencheur Ça faisait un moment que je sentais que quelque chose n'allais pas dans mon travail, sans réussir à formuler. Le déclencheur a été une opportunité inaboutie : un bon copain m'a informé que le labo de recherche privé dans lequel il travaille recrutait et m'a encouragé à postuler. C'est un labo qui laisse une grande liberté, donc je me suis dit « pourquoi pas ? » et j'ai fais pour la première fois de ma vie un CV en recto-verso. Bon, ça n'a pas marché, mais d'être rentré dans la démarche de la candidature dans le privé était le pas en avant qui m'avait manqué. Je me suis donc décidé à essayer autre chose. Phase B : la direction Une fois cette décision prise, il fallait trouver quoi faire d'autre. Mon premier critère était de pouvoir utiliser mes compétences en maths pour une transition facilitée (et parce que quand même, j'aime encore assez les maths), mais j'ai écarté d'emblée la finance mathématique qui me semble au mieux inutile d'un point de vue global : utiliser des modèles statistiques pour faire glisser à grande vitesse les sous d'une poche à une autre, bof. J'ai donc cherché dans un moteur d'agrégation d'offre d'emplois ce que donnait le terme « mathématiques » et il est vite apparu que trois directions recrutaient beaucoup, avec pas grand chose à côté : l'analyse de données, l'intelligence artificielle et apprentissage automatique (machine learning), l'actuariat. La science des données ne m'a pas trop attiré, j'ai eu peur que ce soit trop mécanique. C'est sans doute plus intéressant que ça, en réalité, et il est probable que je sois amené à m'y mette un peu. L'intelligence artificielle a déjà plein de matheux très forts qui s'y tournent, et on y fait beaucoup de choses nuisibles et beaucoup d'idioties. Il y a sans doute des choses intéressantes, mais j'ai considéré que je risquais de ne pas m'y plaire. J'ai regardé d'un peu plus près l'actuariat, et en résumé : on utilise des maths ; il y a un aspect légal et réglementaire touffu qui m'amuse plutôt ; les actuaires certifiés ont une obligation de formation permanente, parfais pour un éternel étudiant. Par ailleurs, les assurances sont certes là pour gagner de l'argent, mais elle le font à travers un rôle assez utile globalement, ce n'est donc pas une direction où j'aurais l'impression de trahir mes valeurs. Enfin, si jamais le service public me manque, un actuaire peut facilement trouver du travail à l'ACPR, l'autorité de contrôle qui surveille les assurances et les empêche de faire trop de bêtises. Phase C : la formation Je me voyais mal envoyer des CV d'universitaire à des assurances directement, et je ne voulais me retrouver dans un boulot où je découvre tout sur le tas. Donc je me suis renseigné sur les formations possibles ; on est alors en août 2022, trop tard pour les inscriptions en master. J'ai envisagé d'abord de me préparer en 2022-2023 pour une rentrée en M2 actuariat, par exemple à Dauphine, en prenant une disponibilité pour me consacrer entièrement à la formation. Finalement, on m'a aiguillé vers le Certificat d'Expertise Actuarielle (CEA) qui est une formation continue, 2 jours et demi par mois pendant deux ans. Ça avait l'avantage de coûter moins cher qu'une année de salaire (mais pas beaucoup moins cher), et de commencer plus tôt. Une fois ma décision prise, je voulais que les choses avancent. Je me suis donc inscrit un peu en catastrophe au épreuves d'admission, pour lesquelles j'ai eu deux semaine pour me préparer. C'était très accessible avec mon bagage, et j'ai été admis pour commencer en janvier 2023. La quasi totalité de mes camarades sont déjà dans le monde de l'assurance, mais pas encore actuaires. Soit elles et ils ont fait un master d'actuariat qui ne délivre pas le titre (à la rareté jalousement préservée) soit ils travaillent dans d'autres secteurs : distribution, analyse de donnée, etc. Les cours sont assez variés, avec pas mal d'assurance bien sûr : comment c'est organisé et réglementé, quelles sont les missions et les responsabilités des actuaires, comment on tarifie un contrat d'assurance (miam les tables de mortalité qui mettent à l'épreuve le Excel-fu, ou plutôt le LibreOffice-fu pour moi), comment on calcule les provisions pour les engagements pris envers les assurés (idem), etc. Et puis un peu de finance, parce que les assurances placent les primes en attendant de les ressortir pour indemniser, un peu d'économie de l'assurance, et une bonne dose de statistique. La formation me demande un travail assez significatif, sans doute amplifié par un peu de perfectionnisme. J'ai même récrit des bouts de cours : on ne se refait pas. Nous avons eu les premiers examens en juin, qui se sont bien passés. Il reste des cours en septembre, puis une alternance de cours et d'examens en octobre et novembre ; ensuite ce sera la deuxième année sur le même tempo, et ensuite un gros mémoire. L'objectif est de soutenir et obtenir le titre d'actuaire en 2025, j'ai donc encore du chemin. Phase D : la recherche d'emploi Les cours se passant bien et les camarades étant plutôt encourageants, je commençais à me dire que je n'allais pas attendre 2025 pour quitter l'université. Deux évènements ont précipité les choses plus que je ne prévoyais. D'une part, un des enseignant (actuaire intervenant en vacation, comme la majorité) est venu me voir après un TD ou je suis passé au tableau pour me demander d'où je sortais, et m'a laissé sa carte en laissant entendre qu'il devrait y avoir des opportunité d'emploi. À partir de là, la perspective de faire la rentrée universitaire 2023 est devenue de moins en moins envisageable. D'autre part, un camarade très sympa m'a fait rencontrer un collègue, qui m'a mis en relation avec une associée d'un cabinet de conseil, qui m'a rencontrée et m'a calé un rendez-vous avec son patron. J'ai donc réalisé que j'étais en entretien d'embauche sans avoir envoyé de CV. J'ai donc envoyé ma demande de disponibilité, je vous passe les détails fastidieux, puis envoyé quelques CV. Au final, j'ai eu trois pistes sérieuses : une par le prof qui m'avait donné sa carte et a transmis mon CV à l'ACPR ; une dans le cabinet de conseil dont j'avais rencontrée une associée, puis le patron ; une dans une compagnie à laquelle j'ai envoyé mon CV. J'ai découvert les différents entretiens d'embauche, RH puis dans le service, les négociations sur le salaire, etc. Mais la situation était favorable : vu les besoins et la rareté d'un profil aussi mathématique que le mien, j'ai compris que les entretiens étaient vraiment bidirectionnels, mes interlocuteurs et interlocutrices cherchaient aussi à me convaincre moi. Par contre pas d'illusion, contrairement à un collègue parti dans un hedge fund je n'ai pas triplé mon salaire, j'ai juste pu ne pas baisser trop (de l'ordre de 10%). J'étais en effet très bien payé à l'université, je n'ai pas le titre d'actuaire et pas encore d'expérience de l'assurance. J'aurais sans doute la possibilité de dépasser plus tard ce que j'aurai pu gagner à l'université, mais ce n'est pas un point crucial, je suis déjà très privilégié de ce point de vue. Au final, pour plein de raisons, c'est le cabinet de conseil qui m'a fait l'offre la plus intéressante, en bonne partie parce que j'aurai une mission recherche significative. Ce sera aussi le moyen de découvrir des aspects variés de l'assurance pendant les missions en entreprise. Ainsi, alors que ça me paraissait inenvisageable il y a un an ou deux, dans deux jours je serai consultant. Je me sens au bord du plongeoir, juste après l'impulsion : je ne peux pas reculer, mais je ne sais pas à quelle température est l'eau.
2 Comments
Pierre
1/9/2023 04:17:58 pm
Bon courage. J'ai également quitté mon poste de MCF pour partir dans le privé il y a maintenant plusieurs années. Aucun regret de mon coté. Pire, il m'arrive de faire des cauchemars que je dois y retourner. Pourtant c'était le métier dont je rêvais. Ma seule inquiétude, les fins de carrière dans le privé.
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Benoît Régent-Kloeckner
Je suis actuaire en formation, chercheur associé au Laboratoire d'Analyse et Mathématiques Appliquées (UPEC) où j'ai été professeur (actuellement en disponibilité). Archives
August 2023
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