Ouvertures mathématiques
  • Blog
  • About
  • Contact

Un témoignage sur la précarité étudiante en France en 2019

10/11/2019

2 Comments

 
J'ai récemment lu sur twitter sur un message demandant, après qu'un étudiant acculé par la précarité a tenté de mettre fin à ses jours, où étaient les prises de position des enseignants du supérieur.

Si je souhaite être prudent sur l'évènement précis en question (et renvoyer aux recommandations de l'OMS sur la prévention du suicide et par exemple à ces ressources), je me suis senti interpellé à juste titre.

Cela fait trop longtemps que nous faisons tourner l'Université tant bien que mal, ou plutôt plus mal que bien, envers et contre toutes les politiques d'austérité et les injonctions à l'excellence, à la différenciation, à la compétition, à l'individualisation dont nous voyons quotidiennement les effets concrets. Trop longtemps que nous nous demandons, devant le tableau Excel dont le CROUS a besoin pour savoir lesquelles de nos étudiantes et étudiants boursiers étaient assidus, ce que pèsent et ce que causent une trop grande franchise ou un mensonge. Le minimum que nous devons à nos étudiantes et étudiants, à nous-mêmes, est de témoigner.
Ceci est ma contribution, en espérant qu'elle en provoque d'autres, que nous prenions position dans nos conseils, et que peut-être nous puissions enfin faire pencher la balance, et recommencer espérer faire correctement le travail pour lequel nous avons été formés et recrutés -- car ne nous y trompons pas, toutes nos compétences et tous nos efforts sont vains si les étudiantes et étudiants devant lesquels nos professons n'ont pas le temps et la disponibilité d'esprit nécessaire à étudier.

Comme tout point de vue, le mien est partiel et il est peut-être utile de préciser d'où je parle. Après une scolarité et des études dans des conditions idéales (d'un lycée de centre-ville à une École Normale Supérieure) j'ai eu la chance de voir mon travail de thèse assez reconnu pour obtenir un poste de maître de conférence dans une grande université de province, avant de devenir professeur en mathématique à l'Université Paris-Est Créteil ; je précise que c'est un parcours relativement commun au moins parmi mes collègues mathématiciennes et mathématiciens. J'ai beaucoup enseigné  en première année de licence (y compris en travaux dirigés), en première année de master Meef (formation des enseignantes et enseignants) dont je suis responsable, et j'enseigne en ce moment une partie significative de mon service en deuxième année de licence.
Je sais que je ne vois qu'une partie émergée de l'iceberg, mais voici tout de même quelques exemple de ce dont j'ai été personnellement témoin :
  • des étudiantes et étudiants qu'on groupe par 40 ou 50, dans des salles parfois trop petites pour tous les asseoir puisque les formations comptent maintenant sur l'absentéisme pour fonctionner ;
  • des étudiantes et étudiants dont le plus souvent nous ne connaissons même pas les noms, situation qui nous rend le plus souvent incapables de les aider ou les aiguiller en cas de difficulté ;
  • des étudiantes et étudiants qui peinent à croire que leurs études (et leur enseignantes et enseignants) valent grand chose, vu la réputation de l'Université et le délabrement des locaux et des conditions dans lesquels on les accueille ;
  • des étudiantes et étudiants sans logement, qui finissent par disparaître de nos formations malgré parfois un très bon niveau, tout simplement parce qu'ils doivent d'abord s'occuper de survivre ;
  • des étudiantes et étudiants étrangers, dont la reconnaissance est telle quand on accepte de leur écrire une lettre de soutien pour leur demande de titre de séjour qu'on comprend en creux à quel point la politique du chiffre (de reconduites à la frontière) des préfectures les précarise institutionnellement et émotionnellement ;
  • à chaque séance ou presque, des étudiantes et étudiants qui demandent à pouvoir partir plus tôt pour aller à leur travail (sachant que le travail total nécessaire à leurs études, exigeantes, correspond à un gros plein temps regroupé sur 26 à 30  semaines d'enseignement et de révision -- comment réussir avec un travail en plus ?) ;
  • des stratégies multiples pour maintenir l'illusion d'un système qui fonctionne : remonter nos notes est courant, moins pour aider les étudiantes et étudiants que nous trompons ainsi sur leurs chances de succès l'année suivante que pour cacher notre échec à faire passer ce que nous espérions enseigner.
Comme dans d'autres institutions telles que l'Hôpital, l'École, la Justice, l'hypocrisie de notre système est absolument nécessaire à ce qu'il perdure ainsi, en affichant des ambitions largement partagées sans mettre les moyens nécessaires à les atteindre. C'est pourquoi je pense indispensable que nous dénoncions cette hypocrisie, que nous donnions à voir les problèmes qui rongent l'université, avec l'espoir qu'une prise de conscience amène une amélioration. Si la volonté de donner une éducation supérieure à la majorité de la population est réelle, il est nécessaire :
  • de donner aux étudiantes et étudiants les moyens financiers de suivre leurs études sans s'inquiéter de leur prochain loyer ou de leur prochain repas ;
  • d'accueillir sans suspicion, sur des titres de séjours de plusieurs années, les étudiantes et étudiants étrangers qu'ils viennent de pays riches ou moins riches ;
  • de donner aux universitaires, aux équipes pédagogiques les moyens financiers et humains de dispenser les séances de travaux dirigés en groupes de taille modérée et d'accompagner les étudiantes et étudiants, dans des locaux salubres, avec un recours marginal aux heures complémentaires.
Afin de compléter ce témoignage, n'hésitez pas à me signaler toute ressource qui vous paraît pertinente et à livrer votre propre témoignage en commentaire. On peut déjà signaler le classique Tumblr « ma salle de cours va craquer ».
2 Comments
L’humain de Clélie
10/11/2019 01:00:08 pm

Bonjour,

Je souhaite apporter un regard un peu dual à ce témoignage.
Je plagierai donc éhontément Benoît dans la structure et dans le fond.

Comme tout point de vue, le mien est partiel et il est peut-être utile de préciser d'où je parle. Après une scolarité et des études dans des conditions idéales (d'un lycée de centre-ville à une école d’ingénieurs de tout premier plan) j'ai eu la chance de voir mon travail de thèse assez reconnu pour obtenir un poste de chercheur dans un organisme public ; je précise que c'est un parcours relativement commun au moins parmi mes collègues chercheuses et chercheurs. Je n’ai pas de charge de cours obligatoire, mais j’aime enseigner, et j’enseigne donc, dans plusieurs formations d’ingénieurs.

Je n’ai jamais vu de bâtiments délabrés dans ces formations : les équipements vont du très correct au véritable luxe.

J’ai vu des étudiants d’excellent niveau, et d’autres de bien moins bon niveau. Parmi ces étudiants, certains se consacrent à leurs études avec beaucoup de sérieux, d’autres beaucoup moins.

Certains de ces étudiants, souvent issus de milieux très favorisés, intelligents, et pour certains très intéressés par la science, ont des problèmes psychologiques, parfois sévères, induits par les injonctions (parfois contradictoires) de notre système de formation.
Je crois que tous les anciens élèves de classes préparatoires ont entendu parler d’au moins un élève en grande détresse.

Il y a deux ans, un de mes étudiants a raté son examen. Je lui ai fait passer un oral de rattrapage. Sa prestation ne valait pas 9/20. Je lui ai mis 17/20 en espérant que ça suffise pour qu’il ne redouble pas. Il a redoublé de toute façon : son petit boulot alimentaire l’épuisait trop, et il avait des lacunes dans trop de matières. J’ignore si j’aurais dû lui mettre 9/20, ou 20/20…

Je crois que l’amélioration des conditions d’études du plus grand nombre ne pourra se faire qu’en rééquilibrant les moyens qui sont octroyés aux diverses formations. Il y a un système entier, à bout de souffle, qu’il faut réformer entièrement : cette réforme est tout aussi nécessaire à la partie du système où les moyens sont concentrés qu’aux autres parties.

Reply
Hunt
11/11/2019 09:22:31 am

Merci de votre prise de position.

Reply

Your comment will be posted after it is approved.


Leave a Reply.

    Benoît R. Kloeckner

    Je suis mathématicien au Laboratoire d'Analyse et Mathématiques Appliquées (UPEC)., anciennement membre de

    Archives

    November 2019
    September 2017
    March 2015
    September 2014
    June 2014
    May 2014

    Categories

    All
    ESR
    Problèmes Ouverts
    Publications

    RSS Feed

Powered by Create your own unique website with customizable templates.