conserver, plus que d’autres disciplines, nos bibliothèques ? à maintenir le RNBM et à y mettre un peu ou beaucoup de notre temps ?
Ma première rencontre avec une bibliothèque de mathématique a eu lieu à l’ÉNS de Lyon, peu après mon arrivée. Aussi naïf et ignorant qu’on peut l’être à 20 ans, on me présente avec tous mes camarades la bibliothèque de mathématiques. Je m’attendais aux livres¹ , mais pas aux revues. Le magasin était facilement accessible, et offrait des rangées de volume récents et anciens, littéralement des tonnes de mathématiques. On peut dire que cela a été mon premier contact avec la recherche, à travers sa réalisation matérielle.
Pendant ma scolarité et ma thèse à Lyon, cette bibliothèque est restée un lieu privilégié d’étude – j’y ai feuilleté et lu beaucoup de livres, préparé des examens, préparé l’agrégation dans la fraîcheur relative de sa climatisation aux prémisses de la canicule de 2003, puis feuilleté et lu beaucoup d’articles. Ma deuxième bibliothèque est celle de l’Institut Fourier à Grenoble, où je me suis tout de suite senti chez moi. À nouveau, une très grande proximité aux livres et aux revues, y compris la réserve et le fonds ancien accessibles sans franchir la moindre porte. Je faisais partie des rares collègues à feuilleter régulièrement les revues sur les présentoirs des nouveautés : je regardais les tables des matières, lisait les résumés quand les titres m’attiraient, et parfois allais m’asseoir pour lire un peu plus en détail. J’ai plus d’une fois rencontré ainsi un article que je n’aurais sans doute jamais cherché, et ma culture mathématique doit donc beaucoup à Francesca Leinardi, directrice de la bibliothèque qui avait décidé de cette organisation, et à Boucif Mokhtari qui la mettait en œuvre.
Mon souvenir le plus sentimental y est sans doute celui d’avoir ouvert un volume des années 1860 ou 1870, dans la belle collection du Journal de mathématiques pures et appliquées du temps où on l’appelait encore le journal de Liouville et où sa maison d’édition mettait du cœur à l’ouvrage. J’avais eu l’idée de regarder un problème naturel, un peu loin de mon expertise, avant de découvrir que Camille Jordan avait déjà eu l’idée très peu de temps² avant. Pour lire l’article de Jordan, je suis simplement descendu à la bibliothèque et cinq minutes après j’avais le volume dans les mains. J’étais le premier à chercher à lire cette partie du volume, car les pages n’étaient pas coupées ! Mes mains tremblaient un peu en maniant le coupe-papier pour séparer les pages encore jointes par le haut.
C’est en devenant responsable scientifique de la bibliothèque pour les abonnements que j’ai mis un premier pied dans le RNBM, avant plus tard d’en rejoindre le bureau comme chargé de mission « accès ouvert » avec Karim Ramdani. Le RNBM est un « Groupement de Service » du CNRS, et sans prétendre à l’exhaustivité il me semble intéressant de mentionner quelques-unes de ses actions. Je souhaite commencer par deux évènements qui illustrent bien le fonctionnement
en réseau. L’ANF (Action Nationale de Formation) 2017 a été un moment important d’échange entre mathématiciennes et mathématiciens et bibliothécaires ; l’atelier a par exemple permis de constituer une liste utile d’actions concrètes par lesquelles chacun et chacune peut participer à développer un accès ouvert équitable³. Sept ans plus tôt, lorsque les négociations nationales de Couperin avec Springer s’étaient avérées (sans surprise) difficiles, nous avions avec Francesca lancé l’« Appel pour des négociations équilibrées » dont le but était de permettre à Couperin de pouvoir refuser un accord,
s’il était jugé mauvais, en sachant que la communauté mathématique au moins les soutiendrait. Le RNBM a été central pour la communication de l’appel, les responsables scientifiques veillant à ce que la question soit débattues dans chaque laboratoire. L’appel a ainsi été bien relayé, fortement soutenu par la communauté, mais son effet est resté modeste (quelques pourcents d’augmentation en moins). Je garde en mémoire un aspect positif de cette petite aventure : nous avions agi collectivement, en communauté soudée sur un objectif largement partagé. À une époque où la compétition entre nous est
instituée à tous les niveaux, ce n’est pas rien. Le plan de conservation partagée est un projet important du RNBM, visant à assurer la pérennité au niveau national des collections de revues de mathématiques. Il s’agit de définir les revues pertinentes et d’en organiser la conservation de plusieurs versions papier. Le RNBM a également négocié des accords nationaux avec des maisons d’édition académiques : SMF, EMS et Math Science Publishers, afin d’éviter que les gros bouquets commerciaux ne finissent par occuper tout le financement disponible. On peut encore citer la mise en place des « EZproxy » permettant au portail maths de regrouper les divers accès de chacun et chacune à la documentation, le genre de choses qu’on ignore facilement parce qu’on les tient pour acquises et qu’elle reposent sur un travail de l’ombre de nombreuses et nombreux collègues bibliothécaires.
Certains apports du RNBM sont moins tangibles : au fil des réunions et des débats du bureau j’ai aiguisé ma réflexion, reçu et partagé de nombreuses informations sur l’actualité de la documentation scientifique. Il me serait bien difficile de faire la liste de tout ce que j’ai appris aux côtés de Frédéric Hélein, de Julie Janody et du bureau, mais je sais que je leur dois beaucoup, et j’espère leur avoir apporté un peu. Avant de conclure, j’aimerais revenir à la question plus large de nos bibliothèques. Depuis 2014, je n’ai malheureusement plus de bibliothèque de mathématique – j’y survis, mais moins bien. Ou peut-être ne trouverais-je plus le temps d’y aller, vu l’impression de compression de mon emploi du temps ? À moins que ce ne soient les périodes passées dans le calme d’une bibliothèque, livres ou articles papier dans les mains, qui me sortaient de cette sensation de courir en permanence ? En tout cas, il faut garder en tête la mission des bibliothécaires. Elles et ils travaillent à assurer la conservation⁴ de ce que nous écrivons et de ce que nos prédécesseurs ont écrit, et à rendre ces écrits aussi faciles à identifier et à trouver que possible. Si nous pensons que nos articles ont une valeur, alors nous ne pouvons pas sous-estimer l’importance de cette tâche.
Ainsi, si on me demande si nous pouvons nous passer de bibliothèques de mathématiques, ou nous passer du RNBM, force m’est de répondre positivement. Nous pouvons abandonner les bibliothèques aux Services Communs de Documentation, nous pouvons ne plus investir de temps ni d’argent dans le RNBM (et l’un ne va pas sans l’autre, car sans RNBM les bibliothèques se retrouveront isolées et rapidement balayées). Après tout, beaucoup d’autres disciplines l’ont fait. Mais nous y perdrons quelque chose, que de nombreux collègues d’autres disciplines nous envient, pas seulement un supplément d’âme. Nous perdrons notre position de communauté la plus en pointe dans les questions d’accès ouvert (en particulier ses modalités sans frais de publication : voie verte avec les archives ouvertes, revues ouvertes et gratuites pour les auteurs). La communauté mathématique française elle même perdra une part de sa cohésion au profit de la compétition entre universités, laboratoires ou individus, dont la force est très importante. Nous perdrons le traitement spécifique des documents mathématiques, la prise en compte du temps long de validité des articles mathématiques, le rôle particulier des livres. Nous perdrons notre voix, qui compte actuellement dans le paysage des publications scientifiques, au grand regret de certaines et
certains qui aimeraient signer en toute tranquillité des accords toujours aussi favorables aux grandes maisons d’édition commerciales.
¹ Celui dont la tranche ne portait que le très sobre « SL(2, R) » m’a tout de même étonné – qu’y avait-il à dire des matrices (2, 2) de déterminant 1 ? Je l’ai ouvert, et je n’y ai rien compris, dissipant un tout petit peu de ma naïveté.
² À peine plus de 130 ans.
³ https://www.rnbm.org/acces-ouvert/
⁴ Scripta manent, « Les écrits restent », certes, mais seulement si quelqu’un y travaille !